Ou un journal presque intime…

Archives de mars, 2012

KISSMI


J’ai un vrai plaisir à les retrouver. Toute la semaine. Le we je pense à eux. Faut dire que j’ai une classe peu banale. C’est tout ce qui fait son charme. J’ai 9 élèves. 7 enfants de 6 ans que la pensée commune qualifie de normaux. Un enfant de 5 ans en fauteuil roulant, très avancé avec une forte tendance à l’autisme. Un autre de bientôt 10 ans avec un grave retard mental aux dires des médecins. Ils doivent avoir raison. Je le vois différemment. Dans ma classe je mets tout le monde à l’heure. Les différences s’effacent comme par magie. Le nombre d’élèves me permet d’adapter le travail individuellement, d’avoir une réactivité essentielle dans le travail collectif m’adaptant chaque fois à leurs avancées, leurs difficultés. Toutes mes théories sur l’éducation se mettent en pratique d’une facilité déconcertante. Je ne suis pas formée pour être enseignante ayant toujours pris soin de rejeter le modèle IUFM. Les lectures de Bourdieu, Serres et d’autres moins connus mais de la même trempe m’ont menée sur un autre terrain de jeu. Je ne sais pas si la vie est une succession de hasards ou si les choses sont écrites et à vrai dire je m’en fous. Mais me retrouver là, dans cette classe, avec ce panel incroyable d’élèves, une école juive dans un pays musulman c’est juste la configuration parfaite pour continuer de comprendre et raviver cette envie d’apprendre que des années de chômage et de précarité avaient transformé en amertume au goût d’inachevé. J’ai à peu près toujours souffert de n’être jamais dans la bonne case croyant que les tiroirs ne servaient qu’à ranger slip et chaussettes, me sentant rarement à ma place avec un décalage dans mes réalités et les façons de voir les choses. C’est depuis peu que je ne prends plus ça pour une faiblesse. Ces décalages sont aujourd’hui ma force, me mettant enfin là où je dois être, dans le mélange impensable, la contradiction parfaite, l’anormalité pour norme. Mes journées sont devenues des pieds de nez aux consentis du monde tel qu’il est. Si vous saviez comme j’aime ça…Mais je ne vais pas rester. Rien que d’y penser j’ai le cœur qui s’arrache à moitié. Ça va. C’est la partie qui repousse. En dehors de ma classe cette école représentera je le pense 2 des plus belles années de ma vie. Surement pas les plus faciles. J’ai souvent compris que j’avais tort et je ne sais toujours pas si j’ai raison. Mais ce qui n’en avait pas a aujourd’hui un sens. J’ai appris les choses différemment pour les transmettre de la même manière. Et vous pouvez trouver ça prétentieux, je n’ai plus peur de le dire, ça marche. L’enseignement ne doit pas être autre chose qu’un outil d’émancipation, un pont entre la curiosité et l’envie, un souffle d’envie d’apprendre, apprendre que l’on n’en sait jamais assez. Quand je suis devant eux j’ai plus envie de m’imaginer en vieux sage d’un village africain, un de ces gardiens de la transmission orale qu’en diplômé ayant bien appris sa leçon. La raison est plus saine, la liberté y est moins illusoire et y a moins de finalités établies. Ce n’est que ma deuxième année mais je sais qu’elle n’a rien à voir avec la 1ère, le programme est complètement différent, la manière aussi et si je devais en faire une 3ème, ça n’aurait rien à voir non plus. Les élèves font le maitre, trop d’enseignants ont la prétention de croire au contraire ce qui explique en partie la rigidité de l’éducation nationale…

Dans tous les cas il faudra que je remercie les miens de m’avoir tant appris, d’avoir fait de moi cette enseignante heureuse et éphémère. Dans chacun j’ai trouvé une raison de poursuivre, de laisser la vie me bousculer une fois de plus et me laisser m’échouer quelque part, dans une autre ville, pour autre chose, avec cette confiance du fil rouge qui tend vers ce besoin de comprendre pourquoi certains sont tant cassés et cette envie de réparer parce que je l’ai été aussi. Et qu’on le peut. Même si on doit tout coller à l’envers ou même laisser des morceaux. Ca laisse des cicatrices c’est vrai. Le tout est de ne pas en faire des frontières, des tiroirs, à la place des slips et des chaussettes. De s’inscrire dans le monde et de le rêver sans frontières. Ses cicatrices. D’accepter qu’il est fou et sans raison souvent. Tant mieux, parfois. De le vouloir dans son ensemble plutôt que par quartier. Peut-être arriverons-nous alors à nous considérer.

Oeuvre réalisée par mes élèves à la manière de Fernand léger… Le résultat d’un travail qui pour le coup, efface les cicatrices…